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Les nouveaux aristocrates - Entretien avec Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao

Comment est née l’envie de fonder le groupe LA FLEUR, composé principalement de personnes vivant à Paris ?

Monika Gintersdorfer : Quand on s’est connus, Franck était au cœur du milieu ivoirien parisien et moi au cœur de celui de Hambourg. Il y avait beaucoup d’échanges et cela rassemblait un très grand groupe de personnes. On partageait beaucoup de choses : le travail, l’amitié, les sorties. Là où j’habitais à Hambourg, il y avait toutes les structures : les restos africains, les coiffures, le design africain. Toutes les choses de la vie se combinaient sans effort. La même personne qu’on avait vue la veille en boîte, on pouvait la voir le lendemain dans un autre contexte. Après, je suis partie à Berlin mais je n’avais plus le même réseau qu’à Hambourg. Franck s’est installé principalement à Abidjan. Cette époque entre Hambourg et Paris a été comme la base de beaucoup de choses que l’on a faites ensemble par la suite.

Pourquoi avoir choisi de travailler à partir du roman de Balzac, La Fille aux yeux d’or ?

M.G : À Berlin,je suis allée voir La Cousine Bette, mis en scène par Frank Castorf. En voyant la pièce, je me suis dit que certaines logiques et certains types de comportements m’étaient très familiers. Dans ce roman, on explique la différence entre les bourgeois et les aristocrates : chez les premiers, la morale de l’économie de garder son argent et d’épargner ; chez les seconds, cette envie de dépenser à outrance, si bien que les prochains jours seront difficiles, pas seulement pour toi, mais pour toute ta famille. Cela m’a rappelé certains comportements dans les milieux ivoiriens ou congolais que l’on pourrait appeler « aristocratiques » : savoir dépenser avec grandeur et joie, sans avoir de remords. Pour cela, ils développent des formes artistiques. C’est un art très raffiné.

Dans le milieu ivoirien, tu ne dépenses pas parce que tu as beaucoup à dépenser, mais parce que le but, c’est de faire chic, d’avancer dans le milieu et d’avoir une place.

Franck Edmond Yao : Dans le milieu ivoirien, tu ne dépenses pas parce que tu as beaucoup à dépenser, mais parce que le but, c’est de faire chic, d’avancer dans le milieu et d’avoir une place. Tu cherches le respect. Et pour gagner le respect, il faut effacer la facette qui fait pitié. Tu veux vivre. Parfois on dit « tu vis au-dessus de tes moyens ». Mais quels sont tes moyens ? La personnalité et la vie de Balzac lui-même sont une forte source d’inspiration. Il est connu comme le romancier classique par excellence, mais on oublie la personne excessive qu’il était, toujours acculé par des problèmes d’argent et de dettes à rembourser…

M.G : Lorsqu’on élève quelqu’un au rang de la haute culture, on gomme souvent les aspérités de sa personnalité et de sa vie. Les œuvres sont neutralisées. Comme si elles existaient ainsi, depuis toujours, comme si toute l’existence et la vie ne jouaient aucun rôle dans la création artistique. Le fait que Balzac ait été impliqué jusqu’au cou dans les problèmes qu’il décrit dans ses romans, c’est pour moi un avantage. Il n’observe pas avec distance, il ne se positionne pas à l’extérieur. Dans mon propre travail, je n’essaierais jamais de prendre un point de vue purement observateur ou neutre. Le degré d’implication de Balzac a presque causé sa mort. Il devait sans cesse écrire pour payer ses dettes. Il est mort d’une surcharge chronique de travail. Mais c’est aussi quelqu’un qui accordait une immense importance à ses écrits.

Parfois, ce n’est pas facile de discerner ce qui est du jeu de ce qui ne l’est pas. Sur scène, on a le droit de mentir, de jouer avec son identité. C’est un jeu compliqué.

Dans vos pièces précédentes, vous avez beaucoup travaillé la relation aux spectateurs. Le rapport au public n’est jamais complaisant et vous réactualisez souvent les pièces en fonction des endroits où vous jouez. Qu’avez-vous appris sur le public européen ?

F.E.Y : Monika est européenne. Elle connaît la mentalité des gens. J’ai vécu en France et quand on fait un spectacle comme La Jet Set, on sait que le rapport à l’argent est très différent en Europe et en Côte d’Ivoire. En Europe, il faut gérer son argent, faire attention, ne pas le dépenser. Pour l’européen, c’est difficile de tirer plaisir du fait de perdre de l’argent et de donner. Lorsque nous avons joué La Jet Set à Aubervilliers, j’ai vécu une expérience très forte. Pendant ce spectacle, nous essayons d’expliquer aux gens la joie que l’on peut avoir quand on dépense son argent sans compter, sans rien attendre en retour. Une dame du public s’est levée pendant le spectacle et a donné 50 euros. Je me suis dit qu’elle avait peut-être compris. Puis, elle a attendu que le spectacle se finisse, elle a attendu que je sorte des loges, elle a attendu pendant presque deux heures, car elle voulait récupérer son argent. Elle ne pouvait pas croire que son argent était parti.

M.G : Les spectateurs pensent qu’au théâtre, c’est « du faux ». C’est difficile pour eux d’accepter que les choses restent vraies, même quand c’est fini. Les codes sont différents. Parfois, ce n’est pas facile de discerner ce qui est du jeu de ce qui ne l’est pas. Sur scène, on a le droit de mentir, de jouer avec son identité. C’est un jeu compliqué.

Qu’est-ce que ça change de jouer en France ?

M.G : Il y a des différences entre l’Allemagne et la France. La France connaît beaucoup mieux la situation de la Côte d’Ivoire. Les Ivoiriens connaissent mieux les Français. L’éducation française joue un très grand rôle dans le programme scolaire. Les gens peuvent regarder France 24. C’est-à-dire que même les nouvelles qui concernent leur propre pays passent par le prisme de la France. Bien sûr, le public ici a un autre rapport aux ivoiriens.

Il y a aussi une histoire coloniale commune. Une histoire qui est certes entourée de tabous et de non-dits, mais qui est brûlante en France.

M.G : Les études postcoloniales, qui se sont d’abord développées dans les universités américaines, ont eu une grande influence dans les autres pays. Maintenant, ces questions sont là. Elles vont être posées. Comme les Français ont une histoire commune forte avec certains pays d’Afrique, ils font souvent comme s’ils faisaient partie de la même famille. Ils utilisent cette familiarité pour continuer à exploiter, à ne pas se poser de questions. C’est une manière de cacher l’histoire. Frantz Fanon a parlé de ça.

Avec La Fille aux yeux d’or, vous vous attaquez à un sujet que vous n’avez pas l’habitude de traiter : une histoire d’amour.

M.G : Le roman de Balzac, La Fille aux yeux d’or, est en deux parties : la première partie est une analyse de la ville de Paris et est proche de notre manière habituelle de travailler qui combine analyse, sociologie et expériences individuelles. La deuxième partie est une histoire d’aventure, avec la passion, la mort, le drame. Normalement, on ne travaille pas à partir d’une histoire inventée. L’histoire de La Fille aux yeux d’or est un peu compliquée. Les distinctions entre les genres sont brouillées : l’homme ressemble à la femme ; la soeur et le frère désirent la même femme.

Comment allez-vous travailler la chorégraphie ?

F.E.Y : On n’a pas trop l’habitude de jouer des rôles, des personnages. Cette fois-ci, on travaille avec de très bons danseurs. On a la possibilité de travailler la chorégraphie en profondeur. Je me retrouve dans mon élément. Des personnes comme Ordinateur, comme Meko, comme Annick, sont des personnes qui veulent jouer, qui sont comme des enfants.

M.G : Jouer c’est quelque chose qui est intéressant, mais on ne voulait pas le faire d’une manière naïve, éviter les clichés et les rôles. La danse nous aide : c’est déjà une forme artistique et il ne s’agit pas de mimer les mouvements psychologiques des personnages. La danse permet d’agrandir le vocabulaire physique de chaque personne : tu peux être un vieil homme, une petite fille, un animal… C’est aussi le principe du coupé-décalé, qui permet de créer des concepts. Il y a cette envie de se transformer dans le coupé-décalé. Les gens n’ont pas honte, ils ne sont pas « carrés ».

Pouvez-vous présenter les personnes qui font partie de LA FLEUR ?

F.E.Y : Il y a Ordinateur, un jeune danseur très talentueux, le meilleur de sa génération en Afrique, très fort en danse urbaine. Ordinateur est son nom d’artiste car on dit qu’il est rapide comme un ordinateur. Il a beaucoup de pas en lui. Il était danseur-chorégraphe pour DJ Arafat, l’artiste le plus influent du mouvement coupé-décalé en Côte d’Ivoire. Ensuite, on a Alaingo, un excellent danseur en danse urbaine, qui vient d’arriver en Europe. Avec Ordinateur, ils ont l’habitude de danser ensemble. Audrey est une grande danseuse. Elle vit à Bobigny et connaît la vie de banlieue. Mishaa est une jeune danseuse de Paris. DJ Meko est le DJ le plus important du milieu africain à Paris : il est animateur, chanteur, danseur et DJ. Il maîtrise parfaitement tout le milieu africain et ivoirien. On travaille aussi avec Alain, un très vieil ami et danseur.

M.G : Il y a aussi Mathieu Svetchine, un comédien français et russe, qui vit et travaille en Allemagne. Carlos Martinez, un danseur du Mexique, avec lequel on a travaillé cette année sur un autre projet ; Cora Frost qui vient de Berlin ; Elisabeth Tambwe, une Congolaise, qui habite à Vienne ; Annick Choko qui est une chanteuse et danseuse de Côte d’Ivoire. Il y a aussi Marion, Elise et Katia. Le groupe rassemble différentes générations.

Les interprètes dansent pour amuser les gens, mais avec une grande intelligence et beaucoup de raffinement. Il n’y a pas que le show-biz qui a utilisé la danse pour raconter des histoires

Dans la danse contemporaine, c’est perçu comme quelque chose d’assez naïf et de mauvais goût que de vouloir raconter une histoire avec la danse.

M.G : Je cherche exactement cela : raconter des histoires par la danse, mais sans être naïf. La comédie musicale appartient au show-biz. Les interprètes dansent pour amuser les gens, mais avec une grande intelligence et beaucoup de raffinement. Il n’y a pas que le show-biz qui a utilisé la danse pour raconter des histoires : Godard l’a aussi fait dans ses films. Trouver le chemin, ne pas être naïf, mais jouer : c’est le défi de cette pièce.

Propos recueillis par Marion Siefert en mars 2017.

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