„Savoir dépenser avec grandeur et joie“ l’art de vivre aristocratique du coupé décalé
A la MC 93 de Bobigny, Monika Gintersdorfer et le collectif LA FLEUR s’inspirent très librement de « La fille aux yeux d’or » de Balzac pour proposer une exploration nocturne de Paris à la découverte de ces nouveaux aristocrates venus d’Afrique. Ces rois de la nuit qui dépensent sans compter « pour faire chic » redonnent à Paris le sens de la fête.
Après la Jet Set, reprise la saison passée à La Commune, CDN d’Aubervilliers, qui dévoilait les codes du milieu du « coupé-décalé », genre musical inventé au début des années 2000 dans la communauté ivoirienne de Paris, c’est à la MC93 Maison de la culture de Seine-Saint- Denis à Bobigny et au sein d’un nouveau collectif baptisé LA FLEUR que Monika Gintersdorfer met en scène « les nouveaux aristocrates ».“. Habités par les personnages du roman initiatique d’Honoré de Balzac „La fille aux cheveux d’or“, les membres de ce collectif s’emparent de la nuit parisienne pour mieux en prendre la température. Le point de départ menant à l’adaptation de ce roman tient dans la description que fait Balzac de la différence essentielle entre les bourgeois et les aristocrates. Les premiers développent une morale de l’épargne tandis que les seconds dépensent sans compter, allant jusqu’à mettre en péril leur propre famille. Monika Gintersdorfer reconnait ce comportement qu’elle retrouve dans certains milieux ivoiriens et congolais, les qualifiant d’aristocratiques quand la dépense se fait sans remords. La danse, art de la fête par excellence, est omniprésente et guide le récit qui s’ouvre sur un ébouriffant portrait des parisiens au temps de la naissance du capitalisme où toutes les classes sociales sont représentées, ici performées : « „Les interprètes dansent pour amuser les gens, mais avec une grande intelligence et beaucoup de raffinement. Il n’y a pas que le show-biz qui a utilisé la danse pour raconter des histoires » indique Monika Gintersdorfer. Ainsi, des travailleurs aux aristocrates en passant par les petits et grands bourgeois, tous les parisiens auront leur(s) danse(s) comme exact reflet de leur condition sociale: le labeur chez les travailleurs, le mépris chez les grands bourgeois, l’oisiveté chez les aristocrates. En même temps, le spectacle dépeint les mécanismes du combat pour l’ascension sociale par lequel chacun veut passer dans la classe supérieure. L’exercice est périlleux comme l’atteste la confession de cette ancienne étudiante de l’Ecole normale supérieure devenue comédienne. Les rouages de la reproduction sociale restent souvent implacables.
„Les nouveaux aristocrates“ est le premier spectacle revendiqué par le jeune collectif LA FLEUR. Fondé en 2016, il rassemble des artistes aussi divers que DJs, danseurs ou acteurs, performeurs occidentaux ou figures majeures du mouvement « coupé-décalé » et de la scène de la nuit d’Abidjan. Ils viennent de Côte d’Ivoire, d’Allemagne, de République Démocratique du Congo, du Mexique et de France et se sont installés dans la capitale française, symbole de volupté, où se concentre une prospérité immodérée. Le collectif trouve son origine au sein du groupe germano-ivoirien Gintersdorfer / Klassen que Monika Gintersdorfer co-fonde avec Knut Klassen en 2005 et dont les thèmes de prédilection, la politique, la religion et le show biz, se retrouvent ici. Ils collaborent avec l’acteur, danseur et chorégraphe Franck Edmond Yao alias Gadoukou la star, qui met en danse tous les spectacles du groupe et fort logiquement celui-ci, où il performe l’un des rôles principaux.
Ensemble, ils développent une œuvre iconoclaste mêlant danse, théâtre et art contemporain, qui se fonde sur les techniques mises en place pour devenir célèbres par les artistes ivoiriens, techniques que l’on retrouve dans la diaspora ivoirienne à Paris et en Allemagne. Ils partagent le spectacle avec des comédiens pour l’essentiel européens. Ces deux groupes que diamétralement tout oppose vont se rencontrer sur scène, créant une confrontation bienvenue où les jeunes ambitieux du récit de Balzac trouvent un écho dans ceux de la rue- princesse à Abidjan.
„Détermine toi-même qui tu veux être“
Il faut accepter ce précepte de la transformation de soi pour comprendre la simulation de l’apparence, l’impression de l’opulence. Venus provoquer leur destin en Europe, préférant la dépense ostentatoire à la frugalité fade, ces jeunes gens incarnent l’absolu aristocratique sur la scène comme dans la vie. Face à eux, les vrais aristocrates parisiens interprétés par les comédiens blancs, sont désormais désargentés et décatis. Comble du malheur, ils doivent travailler pour survivre. Blasés de tout, ils semblent étriqués face à l’infinie envie de vie des enfants de la rue-princesse qu’ils semblent parfois jalouser comme autant de réminiscences d’un temps révolu qui ne reviendra plus.
Si la seconde partie parait plus artificielle, sans doute à cause de cette volonté de coller au texte de Balzac, il n’en reste pas moins l’incroyable énergie et l’humour bouillonnant qui se dégagent du spectacle. La grande liberté de la mise en scène permet la réunion d’individualités fortes et donne ainsi une cohérence et une fluidité conduisant à la complicité de tous. La pièce est aussi, à travers les personnage du „mulâtre“ dépeint sous les traits d’un sauvage sanguinaire, une critique du racisme ordinaire au temps de Balzac résumé en une phrase et toujours avec humour. „Les nouveaux aristocrates“ tente la rencontre du roman de Balzac avec la philosophie du coupé-décalé dont les plus jeunes représentants, formés dans la rue-princesse semblent défier la génération précédente qui anime depuis les années 2000 les nuits de la communauté ivoirienne en France. Comme le souligne Franck Edmond Yao: „Dans le milieu ivoirien, tu ne dépenses pas parce que tu as beaucoup à dépenser, mais parce que le but, c’est de faire chic, d’avancer dans le milieu et d’avoir une place. Tu cherches le respect. Et pour gagner le respect, il faut effacer la facette qui fait pitié. Tu veux vivre. Parfois on dit « tu vis au-dessus de tes moyens ». Mais quels sont tes moyens ? La personnalité et la vie de Balzac lui-même sont une forte source d’inspiration. Il est connu comme le romancier classique par excellence, mais on oublie la personne excessive qu’il était, toujours acculé par des problèmes d’argent et de dettes à rembourser…Les enfants de la rue Princesse à Abidjan incarnent ces nouveaux aristocrates.“. En ce sens, ils sont les héritiers de l’écrivain, les nouveaux aristocrates. Car, à la fin du roman „comme toujours c’est l’élite qui gagne“.
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GUILLAUME LASSERRE
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